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Pour l’amour des lettres

Un article de Slate publié en janvier fait état d’un regain d’intérêt pour la lettre et la carte postale en France. Les papeteries vendent plus. L’article fait ce constat, évoque un effet Harry Potter mais ne nous éclaire pas vraiment sur les raisons plus profondes de ce phénomène.
Outre l’attrait pour le beau papier, peut-être peut-on voir dans cette tendance un souhait de revenir au temps long, un refus de l’immédiateté des échanges à l’heure du numérique.
Et puis bien sûr il y a l’intime de l’écriture manuscrite qui suscite toujours de l’émotion, le plaisir du geste. La lettre a du caractère, elle est incarnée. Elle peut être personnalisée, décorée. Sa matérialité la rend précieuse.

Enfin, dans une lettre, on soupèse davantage ses mots, ils ont le temps de résonner en nous. On s’engage, on affiche cet engagement, on fait preuve de courage et de générosité. Quand on écrit une lettre, on est seul face à ses pensées. Et sans doute n’écrivons nous pas la même chose qu’ailleurs. Écrire une lettre, c’est écrire à celui qui n’est pas là.

C’est exactement ce que l’on comprend en écoutant Les lettres ordinaires, une lecture très émouvante faite à la maison de la Poésie en janvier, un bel hommage aux lettres et à leur pouvoir. L’artiste Adrianna Wallis a récupéré au centre postal de Libourne un corpus de lettres perdues. C’est en effet ici que reviennent toutes les lettres impossibles à acheminer en raison notamment d’erreur d’adresse. On y trouve aussi toutes les lettres adressées au Père Noël. Adrianna Wallis les a exposées aux Archives Nationales et des volontaires, parmi le public, les ont lues à voix haute.

À la maison de la Poésie, la lectrice pioche au hasard une lettre dans un grand carton, la découvre, la déchiffre, la lit, la repose, en lit une autre. Et on découvre que parmi les lettres perdues, beaucoup s’adressent à des personnes disparues. D’autres sont des aveux, des confessions, des règlements de compte, des déclarations d’amour, envoyés sciemment à de fausses adresses. Des lettres pour conjurer le sort, pour exprimer des vérités ultimes. Et cette lecture de ces mots jamais lus est bouleversante.

Une démarche assez proche a été menée par le metteur en scène David Geselson. Depuis plusieurs années, inspiré par la Lettre à D. d’André Gorz, à la manière d’un écrivain public, il a entrepris de questionner des personnes qu’il rencontrait et de rédiger pour elles la lettre qu’elles n’ont jamais réussi à écrire. Ces Lettres non écrites viennent d’être publiés chez Le Tripode. De la même manière, on ressent ici à chaque fois l’urgence et la force du message. Elles sont rangées par thème, « enfances », «amours », « pour finir». Elles sont tristes, joyeuses, colériques, enthousiastes, jamais neutres. Elles disent souvent l’absence, le manque, la perte, les occasions ratées, les fêlures universelles de l’humanité. Une lecture par 40 comédiens est visible ici :

Enfin une lettre peut aussi s’adresser à un(e) inconnu(e). Si vous avez envie de (re)prendre la plume, je vous invite à consulter ces sites :

https://1lettre1sourire.org/
Initialement, le site a été créé pour permettre aux personnes âgées résidant en Ephad de recevoir du courrier, aujourd’hui il permet aussi de s’adresser à des étudiants en difficulté.

https://www.courrierdebovet.org/
L’association Le courrier de Bovet permet d’écrire à des détenus. Aujourd’hui le site signale que les demandes d’adhésions ne sont plus possibles, le nombre de bénévoles étant déjà important.

https://epistolia.com/fr/
Ce club de correspondances épistolaires entre inconnus, lancé il y a deux mois par une écrivaine publique, compte aujourd’hui 2180 membres. « Si vous êtes là aujourd’hui, c’est parce que vous avez envie de renouer avec des choses simples, des valeurs humaines et bien sûr, l’écriture. Car quoi de plus libérateur que l’écriture ? »

Ce retour des lettres, gageons qu’il n’est pas uniquement lié au plaisir de choisir un joli papier, il révèle peut-être l’envie d’une nouvelle façon de communiquer, plus profonde, plus authentique, de créer du lien, de s’émanciper et de fraterniser ?

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Les gens dans l’enveloppe

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Isabelle Monnin, journaliste, achète un jour sur Internet un lot de 250 photos de famille d’anonymes, datant des années 70-80.

Elle explique dans un entretien au Monde « je les aime tout de suite, parce que je les trouve familières, authentiques et fragiles, comme le sont les photos de famille ».

Auteure très attachée aux thèmes de la famille, de la perte et de la filiation, elle décide de raconter la vie de ces gens en commençant d’abord par leur inventer des prénoms, des vies dans un roman puis ensuite en enquêtant pour les retrouver.

Elle choisit d’axer l’histoire de sa fiction sur trois femmes : la petite fille, la grand-mère et une mère, qui, elle, est toujours absente des photos. La deuxième partie du livre présente l’enquête, sa rencontre avec les « gens dans l’enveloppe » : grâce à une photo qui représente le clocher d’une église, elle retrouve le bon village, puis la famille, jusqu’à Laurence, la petite fille, qui s’appelle effectivement Laurence… De façon troublante, il se trouve qu’il y a de nombreux points communs entre la réalité et la fiction. Les deux parties du livre se font écho, se rencontrent parfois, souvent puis s’éloignent.

Ce projet révèle vraiment en quoi l’écrit, sous différentes formes (enquête, fiction), permet de conjurer l’oubli auquel nos vies sont souvent destinées. Sa profonde humanité m’a touché. La force du texte permet ici de répondre au mutisme et à la nostalgie des photos, de ressusciter des vies, de raconter les vivants, d’éclairer des vies, de donner à voir quelque chose d’à la fois universel et intime.

Alex Baupain, ami d’Isabelle Monnin, compose un album de chansons pour accompagner le livre ce qui fait de Les gens dans l’enveloppe, un objet hybride (roman, enquête, chansons).


Monnin, Isabelle, et Beaupain, Alex. Les gens dans l’enveloppe: roman, enquête, chansons. JC Lattès, 2015.

Pour l’acheter et le lire : https://www.librairiesindependantes.com/product/9782253067887/